Du drapeau, flotte l’esprit du Vallon
Un repère est une marque, un endroit ou un objet qui sert à s’orienter ou à se retrouver avec précision. Depuis son installation en 1989 sur la façade de Roche Blanche, le drapeau suisse de Môtiers est une marque visible de très loin, un objet symboliquement fort et c’est aussi devenu un endroit identifiable et identifié du Val-de-Travers. Bref, c’est un repère rassurant pour les habitants de la région. à tel point que certains n’ont pas hésité à appeler la police lorsqu’il a temporairement disparu en 2020 afin d’être remplacé ! Preuve qu’à travers lui, flotte une partie de ce qui fait l’esprit du Vallon puisque ne dit-on pas vouloir garder ses esprits ?
Rassurer et orienter, c’est la définition même d’un repère. Alors pas étonnant que certains soient désorientés lorsqu’il disparaît. C’est ce qui a été expérimenté à Môtiers lors du retrait du drapeau suisse de 100 m2 en 2020.
Des villageois ont été surpris de ne pas le voir suspendu sur la façade de la montagne et ils ont appelé la police en pensant qu’il avait été subtilisé pendant la nuit,
témoigne Daniel Otth. Le Môtisan de 52 ans n’est autre que le petit-fils de Fritz Müller, l’initiateur du « drapeau de Môtiers ». Il faut dire que cet emblème géant de dix mètres sur dix a déjà été la source de plusieurs « manipulations impromptues » par le passé. Ainsi, une fée verte s’était étrangement invitée sur le drapeau lors de la libéralisation de l’absinthe par exemple. D’autres attaques, de vraies celles-là, avaient été recensées dès sa mise en place en 1965.
Fixé à la paroi pour éviter les attaques
Car oui, très peu le savent, mais des esprits malveillants s’en sont pris au drapeau plusieurs fois dans le passé.
Mon grand-père est allé accrocher son premier étendard à Roche Blanche en 1965. Il avait abattu quelques arbres pour en faire une structure sur laquelle le poser. Mais il a été brûlé trois fois et il a été balancé en bas de la falaise trois fois aussi. En réaction, il en confectionnait un nouveau toujours plus grand à chaque reprise. Jusqu’au jour où il a eu l’idée de le fixer à la paroi pour éviter de nouveaux mauvais traitements.
C’est pour cette raison qu’il est passé de la position couchée à la position verticale. Le drapeau suspendu en 1989 était donc le septième préparé par Fritz Müller. Fabriqué en similicuir, il avait été déposé sur une structure métallique ancrée à bonne distance de la roche pour éviter qu’il ne se déchire trop facilement avec les rafales de vent.
Deux mois avaient été nécessaires pour bâtir la structure et une grosse semaine supplémentaire n’avait pas été de trop pour faire flotter le drapeau.
On avait pris le temps de tailler quatre trous aux quatre coin de la croix blanche dans le but qu’il laisse échapper une partie du vent qui s’engouffrait entre la paroi et lui. En réalité, on s’est aperçu avec le temps que cela n’avait aucun impact significatif donc on a abandonné cette idée sur le nouveau drapeau.
La septième bannière helvétique a été de loin celle qui a eu la durée de vie la plus longue, confirmant aisément que le choix de l’installer à même la roche était le bon.
Nous l’avons retiré qu’en avril 2020, soit 31 ans après son inauguration. Mis à part la couleur rouge qui avait perdu une bonne dose de son éclat d’origine, il était encore dans un état correct. Mis à part la lacération engendrée par la chute d’un gros caillou durant l’hiver 2019-2020.
Écrous éclatés, nids de guêpes et autres surprises
Bien qu’il habite en face du drapeau à Môtiers et qu’il lui arrive de prendre des nouvelles de son « état de santé » à la jumelle, Daniel Otth a pu compter sur la vigilance des villageois pour le prévenir de l’incident.
J’ai immédiatement été averti qu’il y avait un problème sur le drapeau et on a pu rapidement intervenir.
L’étendard retiré au printemps 2020 est aujourd’hui stocké dans l’atelier de Franco Bagatella à Boveresse. Un nouveau fanion de même taille a été commandé à une entreprise spécialisée en suisse alémanique. Fin août de la même année, une dizaine de volontaires se sont chargés de l’apporter sur place puis de le descendre à flanc de rochers.
Des grimpeurs confirmés se sont élancés en rappel jusqu’à la structure métallique pour le réceptionner et le visser. Mais en trente ans, les écrous avaient eu le temps de bien se dégrader et ils cédaient les uns après les autres. Et bien que nous ayons envoyé l’ancien drapeau comme référence pour les tailles, il y a une marge d’erreur pour les articles de grand format comme celui-ci. Et le nouveau était plus grand de 10% environ. Ce qui n’a pas simplifié sa mise en place non plus.
Il a fallu faire chauffer les biceps pour remédier à ce problème de taille.
On l’a tenu durant deux heures à bras en équilibre.
Poids de la charge : 150 kilos ! Ce changement de drapeau n’a pas coûté uniquement en énergie, il a aussi allégé de quelques milliers de francs le porte-monnaie des descendants de Fritz Müller qui ont tenu à faire ce geste. Pour le conserver au maximum, il a été décidé qu’un entretien annuel serait instauré.
Ce qui devrait limiter les mauvaises surprises comme les nombreux nids de guêpes face auxquels on s’est retrouvé en détachant l’ancien modèle.
Et oui, il faut parfois s’y frotter et s’y piquer pour faire perdurer une tradition familiale et un emblème devenu profondément ancré dans les cœurs et dans le paysage du Val-de-Travers.
Une région ça se construit autour de symboles et de repères partagés génération après génération. Le Courrier s’est imposé comme un repère depuis sa création en 1854 par exemple.
Le drapeau de Roche Blanche s’inscrit dans cette lignée et fait flotter l’esprit vallonnier au-dessus de nos têtes depuis 32 ans !
Kevin Vaucher
Qui était Fritz Müller ?
L’histoire du drapeau de Roche Blanche ou du drapeau de Môtiers est bien plus vaste que celle d’un simple bout de tissu (ou de similicuir si vous préférez). C’est d’abord l’histoire d’un homme, Fritz Müller. Ce sellier-tapissier né en 1912 s’est formé aux exigences de ce métier sous l’aile de son paternel. Il a exercé durant cinquante ans dans son atelier situé à Môtiers, juste à côté des Six-Communes. Il travaillait notamment pour l’armée et élaborait des sacs d’ordonnance. Ce fanatique du travail bien fait cherchait sans cesse à créer et à innover. Le 30 septembre 1958, quel n’était pas son bonheur de déposer un brevet pour un sac à dos qu’il s’imaginait révolutionnaire. Celui-ci permettait selon lui d’améliorer le confort des recrues grâce à une meilleure clé de répartition des charges.
Mais les gradés militaires n’ont pas été sensibles à ses arguments. Peut-être que cette invention ne venait-elle pas d’assez haut dans la hiérarchie pour y donner meilleur sort ? Dans tous les cas, ce bon patriote a fini par céder son brevet à l’armée suisse. Pour prendre sa « revanche » par rapport à la Berne fédérale (un peu) et pour marquer son attachement à son pays (surtout), il décida d’afficher son patriotisme via la création d’un drapeau suisse. Drapeau qu’il a d’abord fixé au sol – mais bien en vue – à Roche Blanche avant de le suspendre dans le vide grâce à une paroi métallique en 1989. Cet homme de conviction et proche de ses racines est décédé trois ans plus tard en apportant avec lui dans sa tombe l’œuvre de sa vie. Un drapeau suisse orne effectivement sa pierre tombale. Et sur le Vallon veille à présent son mythe à travers son drapeau, notre drapeau !