Absinthe
Légalisation : revue de presse d’un cheminement
Samedi marquera les 20 ans de la re-légalisation de l’absinthe en Suisse. Revue de presse dans les archives de L’Express et du Courrier du Val-de-Travers hebdo d’un événement majeur pour l’économie et l’histoire de la région. Morceaux choisis.
Par [Gabriel Risold]
C’était un temps que les moins de vingt ans ne connaîtront jamais. Celui de la prohibition de la fée verte, boisson mythique des artistes de la Belle Époque, ostracisée et interdite en Suisse depuis 1910 par l’acceptation d’une initiative populaire. Durant 95 ans, sa production, sa vente et sa consommation se sont faites dans l’ombre, mais le 1er mars 2005, l’absinthe retrouvait la pleine lumière. L’Express du 2 mars 2005 prenait toute la dimension historique de l’événement en titrant l’article consacré au sujet par : « L’histoire écrit une page ». L’article de Mariano De Cristofano relayait les propos enjoués du secrétaire de l’association régionale du Val-de-Travers (ARVT) de l’époque : « Le paysage économique du Val-de-Travers a été modifié par la prohibition. Mais la fée n’est jamais morte. La légalisation de l’absinthe est le symbole du renouveau du Val-de-Travers. »
Le Courrier du Val-de-Travers hebdo du jeudi 3 mars 2005 était au diapason et consacrait plusieurs pages à l’événement. « Une date historique pour le Val-de-Travers : premiers parfums en toute légalité », titrait l’hebdomadaire. Dans l’article, on revenait notamment sur les propos du conseiller d’État Bernard Soguel. « Le conseiller d’État a dit sa conviction que c’est bien au Val-de-Travers qu’est née l’absinthe et que sa légalisation est une opportunité économique que notre district ne doit pas laisser passer ». « Après les discours, l’heure était venue d’en déguster une sans crainte de la Régie ou du gendarme », poursuivait l’article. Une légalisation historique pour toute une région, dont l’origine pourrait éventuellement remonter à décembre 2001.
Première « absinthe » légale
Dans son édition du 6 décembre 2001, L’Express publiait un article intitulé « L’absinthe à nouveau en vente libre ! ». Il faisait référence à la commercialisation par la distillerie Kübler d’un extrait d’absinthe tirant à 45° degrés d’alcool et contenant un taux de thuyone (ndlr : la molécule de la plante d’absinthe accusée de provoquer des hallucinations) inférieur à 10 mg par kilo, conforme aux réglementations de l’office fédéral sur les denrées alimentaires. Une légalisation de facto de la mythique boisson.
Les réactions ne s’étaient pas fait attendre et le quotidien neuchâtelois titrait, dans son édition du lendemain 7 décembre, « L’absinthe fait jaser ». Il y donnait la parole à deux mémoires de la région de la fée verte, Pierre-André Delachaux et Eric-André Klauser. Le premier, responsable de la partie absinthe du musée régional, disait toute son opposition à cette légalisation : « En légalisant, on tue l’absinthe une deuxième fois avec un produit banal que l’on va retrouver au supermarché ». Pierre-André Delachaux s’interrogeait sur l’avenir des distillateurs clandestins, « les résistants », en espérant que ces derniers poursuivent la tradition de production d’absinthe à 55° degrés avec de la thuyone. « On banalise un produit mythique », avouait-il à L’Express.
À contrario, l’historien Eric-André Klauser défendait, dans cet article, cette « absinthe décaféinée » :
« Il s’agit d’être avec son temps. Le mythe de l’absinthe, c’est bien beau, mais l’absinthe était devenue un mythe avant l’interdiction[…] Il est intéressant pour le Val-de-Travers d’avoir la possibilité d’obtenir une AOC. C’est tout à son avantage à l’heure où les produits du terroir priment. » En encadré de l’article, on mentionnait que l’ARVT était prête « à foncer » pour une libéralisation et tenter d’obtenir une labélisation d’origine.
Lent processus fédéral
Depuis ce mois de décembre 2001, il aura fallu plus de vingt mois pour que l’idée de la suppression de l’interdiction de l’absinthe fasse son chemin dans les travées du parlement fédéral. Néanmoins, L’Express annonçait dans son édition du 25 septembre 2003 que la chambre haute l’avait acceptée. « Personne, au Conseil des États, ne s’est opposé hier à l’initiative parlementaire de Jean-Claude Cornu (radical/Fr) sur la levée de l’interdiction de l’absinthe », écrivait le journaliste François Nussbaum. Après avoir rappelé que l’interdiction avait disparu de la constitution en 1998, mais qu’elle subsistait dans la loi sur les denrées alimentaires, ce dernier notait « l’occasion de supprimer l’interdiction s’est présentée avec le projet Agriculture 2007. » Il soulignait que la commission économique du Conseil des États était chargée du sujet, mais qu’aucun « Neuchâtelois n’y siégeait ». « L’idée est alors venue de faire appel au Fribourgeois Jean-Claude Cornu, qui n’a pas hésité », écrivait le correspondant de L’Express.
Il faut l’admettre : les absinthes clandestines ne sont pas toutes bonnes
En encadré, le quotidien évoquait un Val-de-Travers entre « joie et pessimisme » à ce premier pas vers la légalité. Cité, le distillateur Yves Kübler estimait qu’avec la libéralisation, la production gagnerait en qualité et osait un constat : « Il faut l’admettre : les absinthes clandestines ne sont pas toutes bonnes ». À l’inverse, Pierre-André Delachaux, auteur de nombreux ouvrages sur la fée verte, était très pessimiste, qualifiant la libéralisation de « splendide autogoal » et augurait d’un triste avenir. « Dans 10 ans, on ne parlera plus d’absinthe. Il ne restera qu’un rayon de plus dans les supermarchés. »
95 ans de prohibition
L’avenir nous est désormais connu. Le 14 juin 2004, le Conseil national approuvait, lui-aussi, la levée de l’interdiction de la bleue. « La grande majorité du National a reconnu implicitement que l’interdiction frappant la fabrication et la commercialisation de l’absinthe ne se justifiait plus aujourd’hui », précisait L’Express, en reprenant une dépêche de l’ATS, dans son édition du lendemain. Dans l’article, Julien Spacio, secrétaire de l’ARVT de l’époque, saluait un « vote historique » et militait pour la création d’une AOC. Des adversaires de la légalisation, eux, qualifiaient la décision de « deuxième mort de l’absinthe ».
Second trépas ou renaissance ? La dispute avait lieu, il y a vingt ans, au Val-de-Travers. Toutefois, il est fort possible que l’annonce du vote ait provoquées quelques élans de liberté au sein de la population vallonnière, puisque, dans son édition du 30 septembre 2004, le Courrier du Val-de-Travers hebdo publiait un encart rappelant que la levée de l’interdiction n’était pas encore effective : « En attendant la levée officielle de l’interdiction et l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions, l’absinthe demeure illégale.[…] Il est peut-être bon de le rappeler… ». Des points de suspension qui traduisent l’impatience d’une région à retrouver une part de son identité.
Dans son édition du 24 février 2005, le Courrier du Val-de-Travers hebdo titrait « Absinthe… feu vert pour la… bleue », et résumait le dilemme d’une région face à ce changement de paradigme : « Si, pour le parlement, cette levée […] est la panacée, ceux qui affectionnent la ‹ bleue des résistants › voient avec inquiétude se tourner une page d’un siècle de prohibition ».
Mais l’article concluait sur une note optimiste : « Le Val-de-Travers a toutes les cartes en main pour dynamiser son économie et attirer les touristes de Suisse et d’ailleurs ». Constat qui fait aujourd’hui presque office de prophétie.