Art de rue
Les graffs «industriels» de Benjamin Locatelli
Pour les « 75 ans +1 » de l’entreprise Marceau, située à Doubs en France voisine, Benjamin Locatelli a « tagué » une machine de la société. Un exemplaire anniversaire qui sera exposé au salon All4pack à Paris, principale manifestation européenne pour la branche des métiers de l’emballage, fin novembre prochain.
Exposer à Paris, cela constituait quelque peu le graal de tout artiste au cours de la Belle Époque et au début du 20e, et peut-être même que cela l’est encore aujourd’hui. Ben- jamin Locatelli a déjà eu plusieurs fois cet honneur, et l’artiste du graff domicilié aux Verrières l’aura à nouveau du 21 au 24 novembre à Paris, aucunement dans une galerie d’art, mais dans le principal salon européen des métiers de l’emballage, All4pack, au parc des expositions à Paris Nord Villepinte. L’œuvre n’est nullement un tableau, mais une machine, précisément un distributeur de palettes de la société Marceau, située à Doubs en France voisine. «J’aime porter le street art vers tous les domaines», sourit le graffeur, qui apprécie les défis à l’instar des quatre wagons de marchandises de Goût & Région à Noiraigue.
La machine en question est taguée de bleu, chromatique de l’entreprise de Doubs depuis toujours, et d’orange, couleur du groupe de PME, auquel elle appartient, Intech. Tout autour sont disséminés les valeurs de Marceau, «savoir-faire», «innovation», «écoute», « robustesse», et des hashtags en référence à l’activité industrielle de l’objet et à l’histoire de la société, «palettes», «solutions», «1946». «Il s’agit de la machine que nous vendons le plus, c’est notre produit standard», explique Antoine Marceau, chargé d’affaires de l’entreprise. Cette collaboration entre le graffeur franc-comtois et l’entreprise de Doubs ne découle pas du hasard.
Avec Antoine, nous nous connaissons depuis le collège
Toutefois, la collaboration a débuté avec François Marceau, père d’Antoine, en 2016-2017, quand celui- ci approche l’artiste-graffeur pour mettre en valeur l’histoire de l’entre-prise qui fête alors ses septante ans.
Une « fresque » et un tableau
Sur une façade des ateliers, Benjamin Locatelli réalise alors une composition en noir et blanc représentant les trois générations à la tête de Marceau, Roger, Claude et donc François Marceau, chacun avec les savoir-faire apportés à la société depuis 1946. « Cette œuvre exprime la trace laissée par les fondateurs », explique Antoine Marceau. L’arrière-petit-fils de Roger et quatrième génération au sein de l’entreprise relate qu’elle n’a jamais cessé d’évoluer, passant de l’atelier de mécanique et d’usinage à la production des machines spécialisées dans les années 1990, et à partir des années 2000 à l’automatisation des flux de palettes industrielles et à l’intralogistique, soit la fabrication de machines pour la manutention de charges palettisées. Reconnue à l’échelle mondiale, l’entreprise franc-comtoise est à la pointe de la technologie dans son domaine et a des clients dans de nombreux domaines, pharma, agro-alimen- taire ou logistique. « Sur le site, nous employons 50 personnes tous dépar- tements confondus », explique Oli- vier Cuenot, responsable industriel de l’entreprise, en ajoutant que le chiffre d’affaires annuel tourne autour de 9 millions. La deuxième empreinte de l’artiste des Verrières date, elle, de 2019. Cette année-là, l’œuvre street art du graffeur du «Désespéré» de Gustave Courbet, et évidemment retaguée par un grandiose et irrévérencieux «I love Courbet» écarlate, fait quelque peu le buzz au salon des Annonciades de Pontarlier. Malgré des prix qui prenaient l’ascenseur, le graffeur fait un choix et l’œuvre est acquise par François Marceau. «J’ai préféré qu’elle reste dans la région», résume simplement l’artiste. Aujourd’hui, le tableau trône toujours au-dessus des ingénieurs de l’entreprise. «C’est moins compliqué de faire un tableau», plaisante Benjamin Locatelli, jetant un coup d’œil aux dessins et schémas techniques des écrans lors de la visite des bureaux techniques.
Valeurs communes
Outre les liens personnels et la proximité régionale avec l’artiste-graffeur établi aux Verrières depuis 2012, la démarche de Marceau se fonde également sur une volonté de démystifier le domaine de l’industrie, qui n’a rien de «salissant», selon le terme d’Antoine Mar-ceau. De plus, l’entreprise investit depuis plus d’une décennie en matière d’efficience énergétique et écologique, en ayant conscience de sa place dans le tissu collectif local. Ainsi, la société de Doubs n’a jamais hésité à sponsoriser des sportifs régionaux, comme la multimédaillée olympique en biathlon Anaïs Bescond. La collaboration avec Benjamin Locatelli se base sur un principe identique. «Sou- tenir des personnes, artistes, sportifs ou autre, qui partagent des valeurs communes: persévérance, excellence, détermination. Et collaborer avec des talents régionaux et des gens passionnés», énumère Antoine Marceau, qui œuvre également avec l’artiste à la mise en place d’un réseau de travail collaboratif en France voisine.
Pour l’heure, c’est cette machine taguée en direct par le graffeur lors des journées anniversaires de l’entreprise qui fêtait ses «75 ans + 1», en juin dernier, en raison de la pandémie et aussi pour souligner le passage de génération, qui est à l’honneur. «Lors de la journée des familles, les gens étaient invités à suivre le parcours de production de notre machine», relate Olivier Cuenot. «Au poste de peinture, ils pouvaient observer le travail de Benjamin». Et le résultat possède une certaine allure, de quoi faire une petite publicité à l’artiste lors de ce salon parisien? Il hausse les épaules et laisse échapper un «peut-être». Et de proposer à l’avenir une «option» supplémentaire aux clients de l’entreprise? «Cela donnera peut-être des idées à certains. La personnalisation est dans l’air du temps», analyse Olivier Cuenot. «Pourquoi pas proposer un service de ce genre », juge Antoine Marceau, en estimant que l’esthétique et le design sont désormais des facteurs importants, même dans l’industrie. Quoi qu’il en soit, Benjamin Locatelli ne rejette pas l’idée, tant les couleurs impactent «le bien-être des gens». Des «couleurs» dont profiteront les employés de Marceau, puisque la machine taguée reviendra au sein de l’entreprise après le salon parisien.
Gabriel Risold