Bleu de Chine
Les « galériens de l’art » posent pied à terre
Le mot galère peut renvoyer aux galériens. C’est-à-dire à des forçats, eux-mêmes condamnés au bagne dans le passé. Le couple Adriana et Philippe Ioset ne sont pas des personnes à qui l’on impose quoi que ce soit. Ce ne sont donc pas des forçats. Si ce n’est peut-être dans leur volonté de faire vivre leur galerie d’art Bleu de Chine durant tant d’années. Tiens, leur galerie justement ! Elle les rapprocherait davantage du costume de galériens. Après l’avoir tenue à Fleurier entre 2003 et 2012, puis à nouveau entre 2019 et 2024, ils s’apprêtent à la fermer définitivement après une dernière exposition qui leur est dédiée.
Le couple Adriana et Philippe Ioset aime tant jouer avec les couleurs et les matières sublimées par les artistes. Des artistes dont ils ont mis en avant le travail au sein de leur galerie durant plusieurs années. Nous, on aime bien jouer aussi. Mais plutôt avec les mots. Alors allons-y ! Stop ! Ce mot a suivi la route des Ioset depuis leur rencontre en 1985. C’était loin d’ici. En Argentine ! Philippe travaillait alors en tant qu’électricien chez Swissair. « J’aimais voyager et j’avais demandé à être envoyé auprès d’une filiale de l’ONU, à Buenos Aires. Cela n’avait pas été très concluant professionnellement. J’avais été payé à ne rien faire pendant 6 mois. »
Rencontre en Argentine et tour du pays en stop
Philippe n’avait pas perdu son temps pour autant : « J’ai fait la rencontre d’Adriana à ce moment-là et l’aventure a commencé directement. » Le duo profite de ses économies pour se lancer dans un tour de l’Argentine en… stop ! Sans même avoir pris un réchaud sous le bras, et avec une tente canadienne comme unique toit, il a exploré toute la côte jusqu’à Ushuaïa. « Nous sommes ensuite remontés vers la Cordillère des Andes jusqu’aux chutes d’Iguazú. Après avoir passé l’hiver chez les parents d’Adriana, on est reparti pour traverser l’Amérique du sud cette fois-ci. » Uruguay, Paraguay puis Brésil. « Dans ce pays, il était trop risqué de faire du stop alors nous avons acheté un petit ‹ bus-camping › ». Le début des galères…
Du tea-room de la Cordillère des Andes à la galerie d’art de Fleurier
« Comme nous n’y connaissons rien en mécanique, nous nous sommes fait arnaquer. Le bus consommait un litre d’huile par jour et nous avons rapidement dû changer le moteur également. C’était un puits sans fond. »
Sans fond mais pas sans fin. Sans le sou, le couple a fini par rentrer en Suisse avec des plans précis en tête. « Nous pensions recharger le porte-monnaie et repartir dans les quatre à cinq ans pour ouvrir un tea-room ou un petit hôtel dans la Cordillère des Andes. » Avec quel résultat finalement ? « Nous sommes bien venus en Suisse mais nous n’avons pas fait de fric. On a fait des gosses et on a fini par ouvrir… cette galerie d’art (Bleu de Chine). »
2012 - 2019 : une pause de 7 ans
En effet, le couple achète une vieille maison « en ruine », rue Bovet-de-Chine 3. Petit à petit, il la rénove puis il ouvre la galerie d’art en 2003. Rénovation, travail à temps partiel, activité en tant qu’artistes (Adriana fait de la peinture et Philippe de la sculpture) et galerie, les temps sont chargés. Adriana vit alors les joies de la crise économique de plein fouet. « J’ai changé cinq fois de job entre 2008 et 2014, le plus souvent à la suite de faillites. » Elle était secrétaire de direction. Aujourd’hui à la retraite, elle donne des cours d’anglais, d’espagnol et de français à domicile. En 2012, ils décident de stopper une première fois la galerie d’art qui ne leur rapporte rien. Après une pause de 7 ans, ils ouvrent à nouveau les volets bleus de leur galerie en 2019. Pourquoi ?
Ils reçoivent mais n’ont pas le temps pour rendre visite à des artistes
« Nous avons toujours fait ce qu’il nous semblait bon de faire. Cette activité était surtout une question de passion. Nous avons accueilli 170 artistes chez nous durant toutes ces années. On aime tellement ça. »
Leur concept se voulait gourmand et en offrait pour tous les goûts. Chaque mois, de nouveaux artistes étaient mis en valeur dans leur galerie. Tous les week-ends, un événement y a été organisé, comme le Croqu’art (collation préparée par les artistes et partagée avec le public) ou les concerts au milieu des œuvres par exemple. Mais ce rythme a fini par peser sur le duo de « galériens ». «Nous adorons recevoir des artistes mais nous aimons aussi leur rendre visite. Or, nous sommes occupés tous les week-ends avec notre propre galerie. De même, nous avons quatre petits-enfants et nous aimerions les voir plus souvent. »
Des pouces tournés vers le haut
En retraite et pré-retraite depuis 2019, Adriana (69 ans) et Philippe (64 ans) pensaient avoir davantage de temps à consacrer à leur galerie (ce qui explique la réouverture de 2019) mais les priorités évoluent, surtout quand l’activité qui les monopolise tant se rapproche plus du bénévolat que de la véritable entreprise d’art. « Nous avions juste de quoi continuer à faire tourner la machine mais guère plus. » Alors le couple a dit « stop » une dernière fois. Ils reviendront habiter dans l’espace occupé actuellement par la galerie une fois que la dernière exposition sera terminée. Elle leur est naturellement consacrée. Le vernissage a lieu ce samedi 23 novembre (dès 15 h) et le finissage aura lieu le 15 décembre. Tout le monde pourra alors lever le pouce en leur direction. Non pas pour faire du stop mais pour leur dire bravo et merci pour toutes ces années à nous avoir fait voyager dans des univers si différents.
Kevin Vaucher