Sur les traces des trésors cachés du Val−de−Travers
Type de mission : mettre la main sur le plus gros héritage commun du Val-de-Travers
Renseignements sur l’objectif : chacun connaît cet héritage. Probablement le plus accessible de la région.
Localisation de l’objectif et date : Fleurier – Date : juin 2024
Observations du terrain : en comptant Les Verrières et La Côte-aux-Fées, nous sommes plus de 11’000 Vallonniers. Ce qui constitue autant d’avis sur l’Abbaye de Fleurier. Il faudra donc aiguiser mon esprit d’analyse.
L’Abbaye de Fleurier 2024 a été historique ! Pour la première fois de sa longue histoire, l’événement phare du mois de juin s’est vu amputer d’un jour de festivités. Non pas en raison d’une quelconque colère politique mais de celle des cieux. Le risque d’orage violent a poussé les autorités communales à la prudence et à annuler la première journée de la fête. Si la compréhension des commerçants et de la population a largement prévalu, la déception ressentie par la majorité a une nouvelle fois mis en exergue la relation intime particulière que chaque Vallonnier entretient avec la vénérable Abbaye. Cet événement est bien davantage qu’une simple fête de trois jours, il s’agit d’un héritage commun qui relie les familles entre elles de génération en génération. Une sorte de grande machine à raconter des histoires et à créer des souvenirs.
Un mythe qui se nourrit parfois d’événements tragiques
De tous temps, il a toujours été de bon ton de grogner et de critiquer jusqu’à parfois même sa région. Il y a trop de ceci, pas assez de cela. Y a qu’à faire ça ou faut qu’on agisse comme ceci. Bref ! Heureusement, il y a encore certains mythes que les Vallonnières et les Vallonniers préfèrent vénérer plutôt que dénigrer. L’Abbaye de Fleurier en fait partie. Elle repose sur deux piliers inamovibles : la solidarité et l’amitié. Il y a environ cent ans, Gaston Rub y faisait déjà référence dans son ouvrage
« À travers le Val-de-Travers ». Il disait ceci : « Cette fête de tireurs est devenue la fête de tout le monde avec le temps. » Il soulignait cette particularité toute vallonnière en soulignant que bon nombre de cantons voisins ne possédaient pas l’esprit ni même le nom de notre Abbaye. En plus des souvenirs et des histoires joyeuses, le mythe s’est également nourrit d’événements tragiques pour renforcer, malgré lui, son statut. L’accident de voiture qui a coûté la vie à deux jeunes Neuchâtelois au niveau du parking de la piscine de Boveresse en est un récent exemple (2022). Cette bien triste réalité fait désormais partie des histoires qui se transmettent de parent à enfant et qui étoffent l’héritage de l’Abbaye édition après édition.
« Nos Jeux olympiques à nous »
« Quand on peut se dire qu’on en reparlera encore dans 100 ans, on peut être sûrs que c’est un élément qui fera partie de l’histoire de l’Abbaye de Fleurier », me dit un ancien durant mon enquête de terrain. Et quel autre thème que celui des Abbayes pour parler de siècles ! Celle de Môtiers n’a-t-elle pas fêté ses 500 ans en 2023 ? Le temps ne semble avoir aucun effet néfaste sur elles. Les « décors » évoluent et les activités proposées changent (voir encadré) mais leur esprit perdure. Celui de l’Abbaye de Fleurier est niché entre les parois rocheuses du Signal et du Chapeau de Napoléon. « C’est la plus belle, la plus grande et la plus grandiose des fêtes du Val-de-Travers », m’explique-t-on dans différents villages. Ce qui va de pair avec un besoin de sécurité accru et des dispositifs exceptionnels. « C’est un peu nos Jeux olympiques à nous. Sauf que ce n’est pas tous les quatre ans mais chaque année que nous sommes mobilisés », pose un membre des forces de l’ordre. Et pourquoi la fête dure-t-elle trois jours pleins ? La question s’adresse encore une fois à un « ancien ». « Parce que nous aimons bien faire les choses au Vallon. » Bien faire la bringue aussi, sans doute…
L’arrivée des roulottes par le train et leur convoi jusqu’à Longereuse
En vérité, l’ambiance de l’Abbaye s’invite plusieurs jours avant le coup d’envoi. L’excitation monte crescendo avec l’annonce des festivités dans le Courrier, l’arrivée des caravanes, l’installation des carrousels et la construction des stands jusqu’au cortège. À l’époque, les roulottes arrivaient carrément par le train, directement en gare de Fleurier. Leur déchargement ravissait les yeux de tous les gamins du village. Ces roulottes étaient ensuite attelées à six ou huit chevaux afin d’être conduites sur la place de Longereuse. Il en résultait « un imposant convoi dont les roues faisaient trembler les murs des maisons alentour », rapporte Gaston Rub. Une fois sur place, chaque forain montait son emplacement dans un grand chaos. De ce gros brouhaha aux allures diverses ressortait des consignes de montage qui s’apparentaient à des hurlements, souvent en allemand. Toujours dans son livre, Gaston Rub se souvient encore « des tenues plus que débraillées des forains. » Une fois le calme revenu, il ne restait plus qu’à attendre les 12 coups de midi quand les toiles des stands se levaient comme par magie sur l’un des plus incroyables et pittoresques décors urbains du Vallon. Mission réussie, je rentre au Courrier ! Cet article s’autodétruira bientôt. Tout dépend dans quelles mains il tombera.
Pourquoi l’Abbaye de Fleurier est-elle aussi populaire ?
Après lecture d’archives, de témoignages et de franches discussions sur le sujet de l’Abbaye de Fleurier, il est évident que l’une des raisons de son succès est l’union, ou la réunion qu’elle permet pour toutes les familles vallonnières. C’est un événement qui fait la part belle au passé mais aussi à l’avenir. On y trouve deux à trois générations en un même lieu et dans des conditions festives. Plus encore que les activités proposées et les verres de l’amitié « sifflés » au gré des stands, on y vient surtout pour se retrouver en famille, avec des amis ou avec des anciens camarades d’école perdus de vue par exemple. Comme une grande réunion de famille, celle des Vallonniers, unis par un lien invisible et fraternel. Tous nés d’un même berceau, celui des souvenirs partagés décennie après décennie. Tous ces souvenirs sont couvés par la population car ils forment un héritage commun.
L’improbable spectacle de Sidi-Bamboula
Qui dit Abbaye dit forcément activités en tous genres. Au début, cette fête était entièrement dédiée aux tireurs. Le président des sociétés de tir portait le titre d’abbé. La protection du clergé était notamment à charge de la Corporation des Abbayes. Puis, en plus des marchands, d’autres activités ont peu à peu gagné les rues de Fleurier. Parmi les premiers « attrape-sous », on trouvait le théâtre guignol et le cinématographe. Les carrousels, les tirs à prix, la roue dansante, les balançoires ou les autodromes sont ensuite apparus. Il y avait aussi un cirque et une ménagerie. Mais celui qui a le plus frappé les esprits est assurément Sidi-Bamboula. Ce nom fait écho à un menaçant chef indien, emprisonné dans une cage de fer. Cela semble surréaliste aujourd’hui mais les gens pouvaient payer pour contempler ce phénomène de foire (ou plutôt ce phénomène d’Abbaye). Son gardien le présentait comme suit : « Capturé à l’état sauvage, ce peau rouge est un intrépide guerrier. Il mange le feu et ne redoute pas de se battre avec des panthères. » Une fois que l’attroupement de curieux était assez grand, on lui lançait un bout de bidoche sur lequel il se lançait férocement, terrorisant les spectateurs. En réalité, le saltimbanque n’avait rien d’inhumain. Il s’agissait d’un brave et paisible Fleurisan qui n’avait de féroce que la volonté de divertir. Drôle d’Indien !