Sur les traces des trésors cachés du Val−de−Travers
Type de mission : remonter l’histoire architecturale des « gueules cassées »
Renseignements sur l’objectif : bâtiments plus que centenaires. Trouver des témoins directs risque d’être compliqué
Localisation de l’objectif et date : Travers et Fleurier – octobre à novembre 2023
Observations du terrain : il existe beaucoup de maisons qui valent le détour au Val-de-Travers. Ma neuvième mission se concentrera sur deux histoires peu communes
La Première Guerre mondiale a laissé derrière elle un paquet de survivants profondément marqués dans leur chair. Le colonel d’infanterie Yves Émile Picot a inventé le terme « gueule cassée » pour faire référence aux combattants dont le visage avait été meurtri sur le champ de bataille. Le conflit a fait 500’000 défigurés rien que dans le camp français. Pour faire face au phénomène, plusieurs sculpteurs ont été sollicités à l’époque pour concevoir des masques censés combler les trous et les cicatrices peu esthétiques des visages des soldats. Ce terme de « gueule cassée », je vais l’extrapoler à deux demeures du Vallon. Par leur vécu, elles ont également été touchées dans « leur chair », rendant leur aspect aussi original que singulier. Des maisons qui ont de la gueule !
Gueule cassée N°1 : le fer à cheval de Travers
Lorsque vous parcourez le Vallon en long, en large et en travers, vous passez forcément par… Travers ! À s’y arrêter de plus près, on constate que ce village regorge de charme aux contours parfois insolites. C’est le cas du complexe de bâtiments de la rue de la Promenade 5. L’ensemble forme un fer à cheval en trois parties. Il y a l’édifice Nord (côté route), l’édifice Sud (côté rivière) et l’édifice Est (direction Neuchâtel). Comme les trois parties n’ont pas été construites en même temps, disons que les raccords surprennent par leur audace en fonction de l’angle de vue. Lorsque vous arrivez depuis Neuchâtel ou La Chaux-de-Fonds et que vous passez sur le pont du Crêt de l’Anneau, un coup d’œil sur votre gauche vous offrira une vue déroutante à tous les coups. Le bâtiment Est a un toit plat tandis que le bâtiment sud est caché à l’arrière. Mais comme la maison située au nord est plus imposante, une partie de sa toiture déborde par-dessus le bâtiment Est. De sorte qu’on a l’impression qu’il manque les trois quarts du toit du bâtiment Est. Vous n’avez pas compris ? C’est normal ! Regardez la photo, elle sera sûrement plus parlante !
La fabrique de meubles Bachmann Frères et son monte-charge
Pour ne rien arranger, il y a une protubérance couleur brique qui dépasse également de la ligne d’horizon. C’est quoi ce micmac ? En fait, c’est le bâtiment nord qui a été érigé en premier. Sur une photo de 1908, on s’aperçoit qu’il est décomposé en deux parties. C’est la fabrique de meubles Bachmann Frères qui a occupé les lieux durant de longues années. Dans le grand espace, la fabrique de meubles s’est peu à peu développée. De sorte que le travail a dû être organisé par étages en fonction du processus de transformation du bois. Il y avait l’étage menuiserie, l’étage de travail du bois, l’étage d’assemblage et ainsi de suite jusqu’au produit fini. Un monte-charge a été installé pour faciliter les allées et venues entre les étages. Voilà qui explique cette protubérance couleur brique qui donne un visage si particulier au complexe de la Promenade. La Fondation Burkhardt et Hofner a succédé à la fabrique de meubles et les locaux sont désormais la propriété de S.I. Cortina.
Un appartement et des millions…
Le bâtiment Sud a été le deuxième à être construit. Il a été occupé par Job Eco et il l’est maintenant par Oseo-Neuchâtel (Ecoval). Cette association à but non lucratif œuvre pour l’insertion professionnelle des demandeurs d’emploi et des personnes à l’aide sociale. Il abrite plusieurs ateliers de formation qui englobent la menuiserie, le paysagisme et la logistique notamment. Un atelier d’horlogerie est aussi à disposition de l’association au 1er étage de l’édifice Est, le troisième à avoir vu le jour. C’est lui qui relie les bâtisses Nord et Sud et qui referme le fer à cheval. Fait inhabituel, il y a un appartement au milieu de toute cette surface industrielle (ce qui est normalement interdit). Jean-Pierre Baumeler et sa campagne ont eu le droit de s’y installer car l’employé communal s’occupe du gardiennage du complexe. Le bâtiment Est a durant longtemps été occupé par l’entreprise Stoppani. La Fondation Alfaset a également occupé les lieux jusqu’à l’incendie du 14 décembre 2002. À cette période, une vingtaine de petites entreprises y avaient aussi des locaux. « Le feu a ravagé le sous-sol et des ébauches de montres d’une valeur de plusieurs millions avaient disparu dans les flammes », se souvient Jean-Pierre Baumeler. Et dire que des Chinois s’étaient déplacés peu de temps avant pour les acheter mais que le deal avait finalement capoté. « Le vendeur en voulait 5 francs pièce et les Chinois en proposaient seulement trois. » La tuile…
Gueule cassée N°2 : la maison coupée en deux par l’église !
Au numéro 7 de la rue de l’Hôpital de Fleurier, vous avez peut-être déjà vu cette maison qui défie les lois de la symétrie. Lorsque vous la regardez de face, vous avez l’impression qu’elle a été coupée en deux en son exacte moitié et que la partie de gauche a disparu, comme gommée du paysage. Aussi irréel soit-il, c’est exactement ce qui s’est passé en 1971. Cette maison était séparée en deux parties distinctes depuis de nombreuses années. Deux propriétaires différents avaient donc la responsabilité de la moitié gauche et de la moitié droite. À gauche, on y trouvait l’hôtel de l’Étoile qui fut fermé en 1951. Une société coopérative ainsi que le Centre espagnol ont ensuite occupé les lieux. Un locataire était également installé au premier étage. Mais la construction de la nouvelle église catholique du village a entraîné la démolition de la moitié gauche du bâtiment en 1971.
La moitié droite est en vente pour 1 million de francs !
Ce n’est pas l’église en elle-même qui a imposé cette disparition mais les bâtiments annexes, situés plus à l’Ouest. Ceux-ci comprennent notamment le presbytère et le secrétariat. Ce centre paroissial couvre une superficie de 950 mètres carrés. Une commission financière mise sur pied par la paroisse a acheté le terrain dans les années 1960. Les travaux ont débuté le 4 septembre 1971 et l’inauguration a eu lieu en novembre 1972. La maison de la rue de l’Hôpital 7 ayant été « éventrée par le cœur », un mur a été construit sur la façade Est (direction Neuchâtel) pour refermer la plaie et permettre à la partie droite de la maison de rester au sec. Ce qui explique l’absence de fenêtres de ce côté-ci. Celle-ci a été la propriété de Borel-Mermod et du fameux « Bazar Mermod ». Un magasin de mode, tenu par Monsieur Biselli, y a ensuite pris place. Aujourd’hui, le « demi-immeuble » est en vente pour plus d’un million de francs. Il comporte quatre appartements dont trois ont été rénovés et loués. Un barbier/coiffeur occupe un local commercial au rez-de-chaussée. Question de circonstance : la maison fait-elle moitié-prix ? Allez, mission réussie, je rentre au Courrier ! Cet article s’autodétruira quand tu le décideras…