Concours du Festival de la Chapelle aux Concerts
Deuxième prix: Pamela Corvalan avec « Les touches noires »
C’était à Couvet, le soir du concert d’ouverture… L’espace-temps commençait à se déformer sous la tension extrême. Tous les regards convergeaient vers un même endroit : dans le faisceau lumineux faisant ressortir la pâleur de sa peau, son visage figeait de concentration, et ses mains faussement décontractées sur ses cuisses devenaient froides et humides. Aussi souples qu’un cintre en bois sous la tenue étriquée, les épaules trahissaient la tempête qui se préparait. Plus rien ne serait comme avant, et personne n’en sortirait indemne. Surtout pas le pianiste. Parce que ce n’était pas lui la vedette, c’était moi.
Oui. Je parle. Et j’annonce tout de suite la couleur.
Un piano. Voilà en quoi on m’a réincarné. Pas en un vulgaire piano de campagne, non, je ne suis pas n’importe qui ! Oh, bien sûr, je devrais dire que je ne suis pas n’importe quoi, mais je peine encore à accepter ma condition actuelle… (Soupir). Néanmoins, je ne suis pas n’importe quel piano.
Je suis… un Bösendorfer. Le piano à queue de concert Impérial 290, dont tout le monde envie ma fabuleuse ligne et mes mythiques nonante-sept touches, surtout les neuf dernières noires, les plus basses, les plus ténébreuses, qui me confèrent toute ma grandiloquence. Je fascine, j’hypnotise et j’envoûte. Je suis superbe, majestueux, indomptable. Ma profondeur et mon tempérament sont hors du commun. Si l’on me caresse je ronronne, si l’on me pique j’agresse, si l’on me chevauche je gronde, si l’on me charme j’émerveille. Tantôt je chante et je bruis comme de la soie liquide. Tantôt je tonne, je fais trembler les murs et les corps. Je suis le miroir de mes joueurs, avant de les dominer. J’impose mon élégance, on m’admire, on me flatte, et j’aime ça !
Je n’y peux rien si je suis ainsi, supérieur et insupportable. Je m’en fiche. Ou plutôt, non, je m’en délecte, des avis des aigris et des jaloux. Au moins, moi, je suis important. On a fondé un festival rien que pour ma personne ! Qui peut se targuer d’un tel honneur ? Pas grand monde, avouez-le. Comment ça ? Le festival a été créé pour célébrer la rénovation de la Chapelle aux Concerts ? Non mais c’est n’importe quoi, on vous a mal renseignés, je ne veux rien entendre, ce festival existe en mon nom, et rien d’autre.
Pardonnez-moi. Je crois que ma mégalomanie me perd à nouveau. Dieu sait ce qui m’a dévoyé dans mon ancienne vie ! Le pire, c’est que je ne m’en rappelle même pas pour avoir mérité ça. Ha ! Moi qui ne croyais pas en la vie après la mort, me voilà bien puni et rattrapé par mon insolence… Bon. Malgré mon délire, je peux tout de même m’estimer heureux. J’aurais pu être un pauvre piano désaccordé qu’on débarrasse sans états d’âme dans les gares ou que l’on assassine dans les décharges. Mais… je parle, je m’égare, revenons plutôt à mon récit.
Comme vous le savez peut-être, chaque année depuis l’automne 2013, ce festival bourgeonne au cœur de cette petite vallée un peu trop perchée à l’ouest. Pendant trois ou quatre jours, des musiciens chevronnés et la relève – la future crème de la crème –, des organisateurs, des bénévoles, ainsi qu’un fidèle public, dont vous ferez partie je l’espère, se réunissent ici, pour me faire briller et donner vie aux plus nobles chefs-d’oeuvre musicaux. C’est par ce fameux concert d’ouverture que toute cette belle aventure a commencé, et que ce festival annuel est devenu ma bénédiction, ma renaissance.
Les humains ne se rendent pas compte, et ne prennent pas la peine de considérer les instruments au-delà de leur apparence fonctionnelle. Sauf vous, qui semblez me voir et m’entendre réellement, ce dont je ne m’explique pas, mais cela me fait bien plaisir, alors je vous remercie pour votre présence et de tolérer mon âme flamboyante. Sachez qu’une fois la foule repue de musique et l’ivresse du festival dissipée, j’hibernerai dans ma splendeur et ma solitude, parfois ranimé le temps de quelques concerts et auditions ponctuant le reste de l’année. Bien évidemment que je m’ennuie. Terriblement. Je peux vous dire que sans ce festival, je serais devenu un vieux schnock fossilisé depuis longtemps.
Connaissez-vous un peu la psychologie d’un piano de concert ? Non ? Je peux vous dire que c’est bien plus complexe que vous pourriez l’imaginer. On ressent tout, du coq à l’âne. Il y a des états d’esprit qui ne nous appartiennent pas, ils nous envahissent et se superposent sans relation aucune à nos propres sensations. Comme pour les humains, mais de façon amplifiée. Je m’envole de joie lorsque l’on me fait jouer une sonate de Scarlatti, mais je grince à cause d’une quinte de toux mal étouffée au fond de la salle, et qui massacre cet instant de grâce. Si je le pouvais, je hurlerais à cette personne de sortir et d’agoniser ailleurs. Je jubile avec les pièces de Liszt qui dévergondent mes octaves, et en même temps je souffre pour cet éminent auditeur au troisième rang, en deuil de sa bien-aimée partie avant lui. Lorsqu’on m’entoure d’un ensemble de musique de chambre, je me fais faussement sage comme une partition truffée de gribouillis, et je me feutre dans mes petits marteaux, jusqu’au prochain grand coup. Je m’émoustille de toutes les sensations que me renvoie le public lorsqu’on joue un bon gros morceau rutilant de Beethoven. Quant aux solistes, certains portent en eux des drames qui me bouleversent, et je dois me concentrer pour ne pas me laisser embarquer dans leur spleen, il faut tout de même que je les assure, ces concerts, il en va de ma réputation ! Vous me voyez donc très réceptif, un peu hyperactif et condamné à rester immobile dans ce corps massif au point d’avoir régulièrement mal au do dièse, à faire tout ce que je peux pour sublimer la vie des gens, quels qu’ils soient, ne serait-ce qu’un instant.
Vous, les humains, vous me touchez beaucoup. Écoutez bien, je vais vous confier quelque chose. Derrière ma carapace et ma vanité, j’ai un coeur sensible. Vous ne le savez pas, mais il est tellement grand, que je me cache littéralement derrière. Comme ça, on m’entend, mais on ne me voit pas tel que je suis. C’est amusant cet aveu de la part d’un misanthrope, n’est-ce pas ? Mais si. Si vous regardez bien, quand on ouvre tout grand mon couvercle, et que l’on s’approche respectueusement de moi, je dévoile mes entrailles et je prends la forme d’un papillon unique. Voilà mon secret…
Maintenant que les présentations sont faites, et en attendant que tout le monde finissent de s’installer, j’aimerais vous raconter quelques petites anecdotes. Saviez-vous que les premières éditions du festival comptaient des soirées dédiées au jazz contemporain ? Ah, j’ai réussi à vous intriguer. Vous allez voir, c’est distrayant.
Une fois, à l’époque où j’étais encore plus snob qu’aujourd’hui – ne riez pas, je suis sérieux – j’ai été quelque peu décontenancé lorsque le pianiste s’est déchaussé et s’est installé devant moi, en chaussettes. Oui, vous avez bien entendu, le jazzman a fait son concert en chaussettes. Ça change des souliers vernis et des talons – d’ailleurs Mesdames, arrêtez ça, c’est dangereux ! Bon, c’était pour le moins inattendu. Le public n’a pas vraiment remarqué cette originalité, hormis, bien sûr, quelques personnes du premier rang qui fronçaient des sourcils ou étaient un peu perturbées par cette liberté vestimentaire. La majorité des auditeurs a surtout été happée par le genre de la musique. Moi, ça m’a bien amusé cette histoire, et puis le jazz contemporain, différent de ma tasse de thé habituelle, a fait son oeuvre et m’a beaucoup plu.
Une autre année, le soliste avait empoigné mon clavier dès la première seconde, ce qui m’a sur le moment donné le hoquet, et a lancé son improvisation dans une course folle. Un rythme d’enfer, un ostinato, en boucle, crescendo, lancinant, métronomique… ! Les auditeurs, stupéfaits, sentirent leurs oreilles se tailler en pointe. On frisait simultanément l’étonnant, le jouissif et le désagréable, on allait en terrain miné, là, loin des programmes coutumiers, messieurs-dames ! Ce pianiste a révélé un aspect de moi jusque-là inconnu de tous, y compris de moi-même. Le type a fait littéralement vrombir mes basses, les fameuses touches noires, en un furieux et puissant staccato, comme les pales d’un immense hélicoptère tournoyant dans la chapelle. Lorsque la dernière note mourut, le public assommé resta exorbité quelques secondes, avant d’être délivré par la pluie des applaudissements. L’expérience a été si intense pour les amoureux de Prokofiev et de Bach, que le jazz n’a plus figuré dans les éditions qui suivirent. C’est bien dommage, j’appréciais cette touche de piment au milieu de l’increvable menu baroque, classique, romantique et moderne, bref, toutes ces valeurs sûres que vous ne connaissez que trop bien, mais vous me direz sans doute que je fais la fine bouche avec ma nature fantasque, toujours en quête de sensations fortes.
Bien, bien, je ne vous retiens pas plus longtemps à présent, ma soliste arrive, je vous souhaite un bon festival. Si vous venez pour les têtes d’affiche, c’est parfait, mais n’oubliez pas d’encourager également les petits jeunes ! Au plaisir de discuter avec vous à une prochaine occasion !