Dans les silos de l’histoire
Comme chaque Vallonnier a pu le constater, les trois silos de Landi sont actuellement en cours de destruction à Môtiers. Inutilisés – et donc inutiles – depuis 2015, ils seront remplacés par un parking. Gérant de l’Office commercial du groupe entre 1983 et 2013, Frédy Bigler navigue entre tristesse et réalisme au moment d’évoquer la chute des tours de Môtiers.
Arrivé à la tête du Landi de Môtiers (qui s’appelait alors la Société d’agriculture du Val-de-Travers) en 1983, Frédy Bigler s’y est consacré corps et âme durant trente ans.
Cette longévité explique probablement en partie pourquoi j’ai le cœur serré de voir les silos disparaître. Je sais que les travaux de destruction vont durer cinq semaines et je suis déjà passé plusieurs fois devant pour voir l’avancée des travaux. Ce n’est pas évident car c’est une pièce de patrimoine qui est retirée en quelque sorte.
C’est aussi une sacrée page d’histoire qui se tourne. Fondée le 1er février 1885 aux Six-Communes de Môtiers, la Société d’agriculture avait initialement comme but la mise sur pied de concours de bétail. 500 paysans de la région y avait adhéré en payant une cotisation de trois francs par année.
Un silo de 500 tonnes ajouté en 1989
En 1897, le début de l’achat groupé de céréales et d’engrais a posé les bases de ce qui deviendra l’Office commercial de la société en 1912. Jusqu’au 1er janvier 2013, date à laquelle Frédy Bigler a pris sa retraite, il n’y a eu que quatre gérants qui se sont succédé dont lui et Jean Ruffieux (1939-1983). Près de 75 ans de règne à eux deux ! Et les silos dans tout ça ? On y vient, rassurez-vous ! C’est justement l’expansion croissante et constante de cette activité commerciale qui a poussé à leur construction. D’abord un premier en 1964 puis un second en 1980 et enfin un troisième en 1989. Il s’agit de leur date d’exploitation et non de construction.
Le dernier silo a ajouté 500 tonnes de capacité supplémentaire aux 500 tonnes déjà existantes grâce aux deux premières « tours ». Et ce n’était parfois même pas suffisant pour faire face à l’afflux des fourragères des paysans de la région.
Comme le relatait un journaliste dans « L’Impartial » du 13 juillet 1989, la production des céréales fourragères ne cessait d’augmenter au Vallon à la fin des années 1980. Elle s’établissait à 444 hectares en 1988. Par comparaison, la part des céréales panifiables – stockée hors du canton – n’était que de 109 hectares. Avant d’en arriver à cette période dorée, il a fallu beaucoup de travail. La partie commerciale de l’activité a véritablement décollé avec l’arrivée de Jean Ruffieux en 1939.
« Ce gérant indésirable, c’était moi ! »
Ce prodige de 22 ans venait de sortir premier de sa volée à l’école d’agriculture de Cernier avec la note parfaite de six sur six. En 1957, il a acheté une vieille scierie pour en faire un dépôt agricole puis un moulin à Môtiers. Deux ans plus tard, un congélateur collectif a été installé puis c’était au tour du centre de conditionnement de céréales d’être créé avant que le premier silo complète le tout.
C’est vraiment Jean Ruffieux qui a mis sur les rails ce dont j’ai « hérité » en 1983 et que j’ai passablement développé par la suite.
C’est particulièrement vrai pour le magasin Landi « actuel » car il a été construit l’année même de mon entrée en fonction,
témoigne Frédy Bigler.
Durant son long mandat, l’homme de 73 ans a fait passer la surface de vente du magasin de 67 mètres carrés à près de 800 mètres carrés. Tout n’a pas été facile pour autant et certains ne voyaient pas d’un bon œil la venue de ce Bernois d’origine dans le Vallon.
Un jour, un monsieur entre dans le commerce et se plaint de ce nouveau gérant suisse allemand. Je suis un peu entré dans son jeu en lui disant « ah oui, vraiment, en pleine crise horlogère en plus » et ainsi de suite. Puis je lui ai avoué que ce gérant indésirable, c’était moi. Je ne l’ai plus jamais revu par la suite,
se souvient-il avec amusement. Trois décennies plus tard, son départ suscitait le regret général de la population. Comme quoi…
Puis la production de céréales s’écroula
Ses capacités à anticiper le changement ont notamment plaidé en sa faveur :
En 1993, six coopératives agricoles du pays – dont deux romandes – ont fusionné pour former fenaco (fédération nationale des coopératives). L’idée était de renforcer notre structure à la suite de l’ouverture prochaine des frontières via les bilatérales avec l’Union européenne. Il fallait nous diversifier car les ventes agricoles allaient inévitablement chuter.
C’est effectivement ce qu’il s’est produit par la suite. C’est à la même époque que la Société d’agriculture du Val-de-Travers est devenue Landi pour des raisons marketing.
Il fallait une entité nationale qui soit autant compréhensible en Romandie qu’en Suisse alémanique afin d’être plus efficace en termes de publicité,
révèle-t-il.
Avec quel résultat au final ?
1.4 milliards de chiffre d’affaires et 230 filiales Landi dans le pays.
Mais comme la politique en matière d’agriculture a évolué et que les primes pour la production de céréales ont nettement diminué ces dernières années, les quantités à stocker se sont effondrées.
On est passé de 1600 tonnes annuelles à moins de 150 tonnes. Vous imaginez le ratio !
Voilà pourquoi les silos de Môtiers sont devenus inutiles au fil des ans. Après la fusion de trois des cinq Landi du canton en 2010 (à laquelle s’est ajouté Cornaux en 2014), les céréales du Vallon ont été stockées à Saint-Aubin dès 2015. Le parking qui sera bâti à la place des « tours » sera bien plus profitable à l’entreprise qui a vu ses ventes exploser pour le secteur « magasin » depuis plusieurs années. « Dans la continuité, c’est un choix logique », résume Frédy Bigler qui voit une partie de ce qu’il a créé disparaître. Non pas disparaître, grandir !
Kevin Vaucher