La bûche de Noël
La porte de l’église s’ouvrit toute grande comme un trou lumineux dans la nuit sombre : les cierges brûlaient encore sur l’autel, l’encens fumait, les derniers accords des cantiques vibraient dans l’air.
La foule des fidèles se pressait sous le porche ; aveuglés par le brusque passage de la lumière à l’obscurité, ils s’appelaient, cherchaient à se reconnaître, et les voix joyeuses se répondaient.
Bientôt tout s’apaisa et la lune, sortant d’un nuage, éclaira chaque famille regagnant par petits groupes le logis, où attendait le gai réveillon près de la bûche de Noël.
Il ne resta qu’une pauvre vieille au chef branlant, à la démarche hésitante, qui lentement descendit les degrés et, toute seule, s’en alla vers sa chaumière… où personne ne l’attendait plus.
Bien enveloppée dans sa mante brune, la tête enfouie sous sa capuce, elle se hâtait, à petits pas, s’arrêtant seulement pour secouer la neige qui s’amassait à ses sabots, et reprenant ensuite péniblement sa marche, non sans un soupir de regret et un regard d’envie pour les maisons qui, l’une après l’autre, s’illuminaient sur son passage et retentissaient de rires joyeux.
Combien de fois avait-elle suivi cette route par cette même nuit de Noël : fillette insouciante, rieuse jeune fille, épouse heureuse au bras de son mari, mère bénie entourée de ses enfants, aïeule en cheveux blancs, tenant par la main son dernier petit-fils, qui la consolait de ses deuils et comblait les vides creusés autour d’elle par la mort !
Et de grosses larmes coulaient lentement sur le visage ridé de la pauvre vieille, au souvenir de ses joies envolées et elle répétait mentalement sa fervente prière déposée tout à l’heure au pied de la Crèche :
« Mon doux Jésus, faites-moi la grâce que ce soit mon dernier Noël loin de ceux que j’ai aimés ! »
La mère Lausanne avait quatre-vingts ans, mais à Pâques fleuries on ne lui en eût pas donné plus de soixante. Droite, comme un I, allante et agissante comme une jeunesse, elle semblait un chêne vigoureux que le temps, ce rude bûcheron, ne parvenait pas à abattre.
Pourtant, les peines et les soucis ne lui avaient pas fait faute ; elle avait survécu à son mari, à ses six enfants, et, de toute sa lignée, il ne lui était resté qu’un seul petit-fils, orphelin dès le berceau, dont elle était devenue le père et la mère.
Malgré son grand âge, elle avait accepté avec joie cette lourde charge, travaillant ferme pour que le petit ne manquât de rien, et ne se ménageant ni les privations, ni les fatigues.
Au seuil du tombeau, elle était devenue jeune, gaie, souriante, pour ne pas assombrir ce berceau, et elle entourait l’enfantelet d’un si vif amour, d’une si chaude tendresse, qu’il ne pouvait sentir ce qu’il lui manquait.
Elle était tout pour lui, mais aussi il était tout pour elle ; son regard bleu lui mettait le ciel dans le cœur, et son rire argentin lui mettait le sourire aux lèvres.
Il était si beau et si bon son petit Noël (on l’avait ainsi nommé parce qu’il était né le même jour que l’Enfant Dieu) avec ses bonnes joues roses, son teint vermeil, ses cheveux frisés ! Et si affectueux, si tendre pour sa grand-mère !
Lorsqu’il courait pieds nus sur le galet, c’était pour elle le plus beau coquillage, la plus brillante étoile de mer.
Lorsque plus tard, devenu grand, il faisait une bonne pêche, toujours il rapportait quelque présent à la mère ; un fichu à ramages, une capuche bien chaude ; et il la promenait fièrement à son bras.
Il était si fort, si hardi !
Trop hélas !
Et un jour de gros temps, sa barque de pêche avait disparu au plus terrible de la tempête et n’était pas rentrée au port.
Il y avait six mois de cela et, en ces six mois, la mère Lausanne avait vieilli de vingt ans : sa force était partie, sa taille, si droite, s’était courbée et ses yeux, si vifs, s’étaient éteints dans les larmes.
Et ce soir-là surtout, elle se sentait bien triste, bien lasse, elle s’appuyait péniblement sur son bâton et ses jambes lui semblaient lourdes… lourdes…
En pénétrant dans sa chaumière vide et désolée, son cœur se serra : c’était le premier Noël qu’elle passait sans son pauvre petit gars.
Elle alluma la chandelle et promena sa lueur fumeuse autour de la pièce. Un lit à rideaux de serge verte, une grande armoire, un coucou, une table, deux chaises de paille en formaient tout l’ameublement.
Sur le manteau de la vaste cheminée, une image de première communion encadrée, un bateau grossièrement taillé dans un morceau de bois, chef-d’œuvre du petit-fils, et une de ces grosses bouteilles avec des saints et des fleurs dedans, rapportée de quelque pélerinage.
Il faisait très froid : la mère Lausanne entra dans le fournil pour chercher une brassée de bois. Ses yeux s’arrêtèrent sur une bûche énorme, mise à part dans un coin.
« Celle-ci, ce sera la bûche de Noël », avait dit le garçon en rentrant la provision : « ça sera une vraie flambée, grand-mère, j’en ai tout mon poids à la porter. »
Hélas ! pauvre Noël ! il était maintenant au fond de la mer, si froide, l’aïeule était seule, et la bûche de Noël ne les réchaufferait ni l’un ni l’autre…
La bonne femme jetta son fagot sur le foyer et bientôt une flamme claire monta dans la haute cheminée.
Alors la grand-mère s’assit au coin de l’âtre, tendit ses mains ridées vers le feu, et les souvenirs du passé se pressèrent en foule devant elle.
Elle revoyait son Noël tout petit, assis gravement sur son escabeau, regardant avec un respect naïf se consumer la grosse bûche, qui lui semblait une chose mystérieuse et sainte, écoutant les pieuses légendes où toujours elle jouait un rôle ; puis, plus grand, cherchant à lire dans l’ardent brasier leur destinée future, imaginant des aventures extraordinaires qui faisaient trembler la bonne vieille : de grands voyages, des naufrages, des trésors, et toujours il revenait la surprendre, une nuit de Noël…
« Car voyez-vous, grande-mère, tant que vous serez de ce monde, nous nous chaufferons à la même bûche de Noël. »
Sous l’influence de la bonne chaleur qui pénétrait ses membres glacés, la mère Lausanne éprouvait une sensation de bien-être et, fermant les yeux, elle s’assoupit doucement.
Combien dormit-elle ainsi ? Longtemps sans doute.
Elle se réveilla avec la crainte de s’être refroidie près de son feu éteint.
Mais non, la flamme illuminait la chambre et…
ça n’est pas possible !…Non ! Si !…
La bonne vieille se frotte les yeux.
Sur les lourds chenets de fonte, une bûche énorme, invraisemblable, est majestueusement posée.
« C’est un rêve, bien sûr ! »
Et, pour s’en assurer, elle frappe le bois de son sabot et en fait jaillir une pluie d’étincelles.
« Mais c’est que je la reconnais… c’est celle de mon garçon… voilà la grosse bosse et l’encoche qu’il avait faite avec sa hache. Jésus Seigneur ! comment est-elle venue là ? »
Un voisin ? Elle l’aurait entendu entrer.
Et puis qui donc penserait à elle, à cette heure où tout le monde se réjouit en famille ?
Alors, quoi ? Elle se retourne. En voilà bien une autre !
La table est mise avec deux couverts, le verre de Noël en face du sien, près de son assiette de faïence, sur laquelle est peint un trois-mâts jaune et vert.
« Sainte mère de Dieu, c’est un miracle ! »
Mais déjà deux bras l’enveloppent, elle est serrée contre la poitrine d’un robuste matelot, c’est lui son Noël ! Il l’embrasse et elle rit, et elle pleure, et son pauvre visage ridé disparaît presque dans l’épaisse barbe noire du jeune homme.
« C’est donc toi !… tu n’es donc pas mort ! »
– Je viens fêter mon saint patron avec vous, ma bonne mère.
– Mon pauvre enfant ! tu m’avais bien dit que tu ne me laisserais jamais seule la nuit de Noël. J’avais tant de chagrin, j’étais si triste de mourir seule dans mon coin !
– Soyez tranquille, grand-mère, nous ne nous quitterons plus.
– Pour ça, il le faudra bien, mon petit Noël : je suis vieille, je ne tarderai plus à rejoindre les miens, mais tu me fermeras les yeux, mon bon garçon, et je suis contente.
Ils se sont mis à table ; pendant que sa grand-mère le dévore des yeux, Noël a versé le cidre mousseux dans les verres.
– à votre santé, ma bonne mère !
– à la tienne, mon enfant, et à la mémoire de ceux qui ne sont plus, ajoute la bonne vieille avec recueillement.
Et, de tous les coins de la chambre, surgissent les ombres de ceux qu’elle a évoqués et tous semblent lui sourire et lui répondre.
En même temps, la bûche de Noël se fend par le milieu avec un grand fracas, une gerbe d’étincelles s’élève comme un feu d’artifice et retombe en poudre d’or et de rubis, illuminant toute la pièce.
Le lendemain, quand les voisins inquiets entrèrent chez la mère Lausanne, ils la trouvèrent assise près de l’âtre, les mains jointes, le visage calme et souriant : elle semblait dormir, mais la mort avait mis sur ses traits son expression auguste.
La vieille grand-mère avait réellement fêté Noël avec son petit-fils.
Arthur Dourliac