Médicaments
La pilule a du mal à passer
La santé est naturellement l’une des principales préoccupations des Suisses. Pourtant, le marché des médicaments est entré dans de profondes mutations depuis plusieurs années. Et les effets des politiques menées en la matière reviennent aujourd’hui violemment en pleine face de l’Europe. Gaspillage, délocalisations des laboratoires en Orient et production en flux tendu ont fait fondre les stocks. De sorte que des pays voisins, comme la France, viennent à manquer de certaines « panacées ». Qu’en est-il au Val-de-Travers ?
« En tant que citoyen, je m’alarme de certaines choses que je trouve choquantes. Je ne suis plus du tout à l’aise avec ce qu’on fait avec nos médicaments périmés par exemple », dévoile Philippe Bailly. Le pharmacien de la Grand Rue de Couvet commence par prendre un cas concret pour appuyer sa démonstration. Celui d’un médicament à base d’héroïne, utilisé dans la première moitié du 20e siècle.
Efficacité d’un médicament vieux de 100 ans : 99.9 %
« Dans le canton de Fribourg, on est tombé sur un vieux stock de ce médicament lorsqu’une pharmacie a été transformée. C’était il y a quelques années. Le médecin cantonal a demandé une analyse d’efficacité d’échantillon d’héroïne qui avait donc été produit il y a une centaine d’années. Le résultat a démontré que son efficacité était encore de 99.9 %. Et aujourd’hui, on est contraint de jeter un médicament dès qu’il passe la date de péremption de quelques jours ou de quelques semaines. La politique de date minimale d’utilisation conduit à un énorme gaspillage », alerte-t-il. En clair, la date de péremption d’un médicament est la date jusqu’à laquelle le fabricant s’engage à garantir une efficacité à 100% du produit. Mais il ne perd pas son efficacité du jour au lendemain.
Le futur scandale de santé publique ?
Par conséquent, quel est l’intérêt de jeter un médicament au lendemain de sa date de péremption (si ce n’est de consommer davantage) ? La question est d’autant plus importante aujourd’hui, dans la situation compliquée dans laquelle se trouve l’Europe, en matière d’approvisionnement. Quelle est la pertinence des dates de péremption pour les médicaments, au vu de l’exemple mentionné ci-dessus ? « C’est une bonne question. Je pense que c’est le futur gros problème de santé publique en plus d’être une irresponsabilité environnementale. » Philippe Bailly évoque un événement récent pour élargir la question. En août 2020, une double explosion a fait plus de 210 morts et 6500 blessés dans le port de Beyrouth.
L’exemple de Beyrouth
Le pharmacien décide alors de ne pas rester les bras croisés. « J’avais un stock de médicaments périmés depuis deux à trois mois seulement. Je me propose donc de les envoyer sur place comme aide d’urgence. Mais des médecins ont refusé mon stock, sous prétexte qu’il était périmé. J’ai trouvé cela révoltant car des gens avaient besoin de médicaments sur place. On parlait de médecine de catastrophe. Pourtant, le gaspillage persiste même dans ce cas de figure. » Autre réalité, celle des petites grands-mamans vallonnières. « J’ai des petites dames qui viennent régulièrement remplir leur flacon d’huile d’amande à la pharmacie. On n’a même plus le droit de leur remplir leur flacon. Il faut jeter l’ancien et leur en donner un nouveau. Cela a-t-il un sens pendant que la planète brûle ? »
Délocalisations en Orient
Pendant que des médicaments passent à la trappe, en raison de leur date de péremption, les stocks s’épuisent drastiquement en Europe. De sorte que certains diabétiques français ont du mal à trouver leurs médicaments dans les pharmacies situées de l’autre côté de la frontière. C’est un exemple parmi d’autres. Ici, c’est essentiellement une crise économique qui prévaut. « C’est un désordre noir. Il faut le dire. Mais c’est le résultat des politiques européennes menées depuis plusieurs années. à force de mettre la pression à la baisse sur les prix, les laboratoires pharmaceutiques ont délocalisé leurs usines en Orient pour conserver leur marge (Inde et Chine principalement). »
Médicaments peu chers délaissés car peu rentables
Cette pression a également poussé les laboratoires à laisser tomber la production de médicaments peu chers, donc peu rentables. On parle du paracétamol par exemple. « Et pour la pénicilline, il ne reste plus qu’une usine en Europe qui en produit. » On comprend mieux pourquoi les stocks ont disparu des radars et que le marché tourne aujourd’hui à flux tendu. Par ailleurs, avec les délocalisations massives, un autre effet néfaste est venu s’ajouter. « Un pays comme la Chine privilégie son marché intérieur avant de penser aux exportations. On le voit bien pendant la pandémie, actuellement encore en cours en Chine. Cela doit donner à réfléchir. »
Le grand désordre européen
Conclusion de tout ça, l’Europe et la Suisse sont tributaires des exportations. Autrement dit, de ce qu’on veut bien leur livrer. Et il en vient parfois à manquer de certains médicaments sur les étals des pharmacies européennes. « C’est le grand désordre européen », résume bien Philippe Bailly. Il tient toutefois à rassurer la population vallonnière. « Pour le moment, le boulet de la pénurie nous rase mais nous y échappons. Je ne vois pas de soucis imminents. Cela va plutôt bien globalement mais il y a de fortes tensions ponctuelles d’approvisionnement. Le salut européen passera par la (re)création d’un tissu industriel européen de la santé. Mais même si les politiques venaient à changer demain, il faudrait cinq à dix ans avant d’en voir les effets. » Heureusement que les effets des médicaments est plus rapide. Même périmés !
Kevin Vaucher