Pourquoi ce besoin de commémorer ?
Pour ce cahier « spécial 1er mars » et pour l’édition spéciale des 175 ans de la révolution, le Courrier se plonge dans les livres d’histoire. Ou il se plonge plutôt dans ses archives, une véritable mine d’or historique. Durant ce « plongeon », je constate rapidement qu’on célébrait peu cette date fondatrice de notre République, à une certaine époque. Du moins, on le faisait de façon plus discrète, moins tape-à-l’œil. Dans cette même veine, c’est seulement en 1984 que la première marche a pris forme.
Un sentiment étrange m’habite lorsque j’épluche les archives du Courrier, année après année, pour trouver des traces de la Révolution dans nos colonnes. Le Courrier existe depuis 1854, soit six ans après ce haut fait historique. Pourtant, je constate rapidement qu’il y a pas ou (très) peu d’articles commémoratifs dans les premières décennies ayant suivi 1848. Naturellement, un événement qui vient de se passer est encore « frais », souvent sensible voire « traumatisant ». Il est dans toutes les mémoires et on n’a pas forcément besoin de le rappeler chaque année. Généralement, on ne mesure pas encore l’importance que cet événement va avoir sur le futur.
Marcher vers le passé ? Mais quand même, il y a un monde avec le besoin de commémorer qui s’est progressivement propagé sur notre sol cantonal par la suite. En philosophant un peu, on pourrait même imaginer que cette Marche du 1er mars est une façon d’aller vers le passé. De remonter le temps pour mieux s’approcher de cet événement. Comme s’il fallait marcher vers lui pour mieux le glorifier. De ce cheminement philosophique découlent deux questions : pourquoi a-t-on besoin de commémorer et quelle forme cette commémoration a-t-elle prise au cours des 175 dernières années ?
Une façon pour le peuple d’affirmer ce qui doit le déterminer
Pour ce qui est du besoin de commémorer, plusieurs études ont été menées sur le sujet. Sophie Ernst, chercheuse à l’Institut national de recherches pédagogiques, explique ce besoin par la volonté d’un peuple de réaffirmer ce qui compte pour lui. « Dans la commémoration, un peuple s’auto-institue comme peuple politique. Il façonne son imaginaire, pose ses valeurs, décide de ce qui compte et de ce qui doit le déterminer. » C’est une façon de prendre la main sur le pouvoir politique en place. Particulièrement en Suisse, le peuple aime à rappeler qu’il est celui qui a le dernier mot grâce à son système politique participatif (initiatives, référendums,…). à l’époque, il avait eu le dernier mot par les armes.
Un moyen de rassembler
« C’est un rapport au passé qui ne reproduit pas le passé mais le recrée librement en fonction d’une volonté présente. La commémoration est, comme l’a été la tragédie pour la démocratie grecque, une institution qui fabrique du sens politique », avait-elle dit dans un entretien accordé à TV5 Monde. Dans une société fragmentée sur différents sujets et fréquemment opposée (homme-femme, riche-pauvre, blanc-noir, telle religion face à telle autre,…), créer un moment de commémoration autour de quelque chose est souvent un bon moyen de rassembler.
Un partage de valeurs
« La commémoration fait partager des rituels. Elle évoque des images et raconte des histoires qu’elle investit de sens. Elle fait partager un imaginaire. C’est ce qu’on appelle partager des valeurs. » Cette commémoration du 1er mars 1848 revêt une importance d’autant plus populaire et rassembleuse qu’elle a été initiée par le peuple. et pour le peuple, pourrait-on dire. Il convient donc de rectifier ce que j’ai écrit précédemment. Ce n’est pas une façon de marcher vers le passé mais de réaffirmer certaines valeurs pour mieux construire l’avenir. En effet, « il s’agit bien plus de l’avenir que du passé. L’enjeu est de nous raconter à nous-mêmes ce qui nous importe, et de favoriser, par l’émotion produite, quelque chose comme un engagement solennel partagé. »
Quand les absents ont tort
Peut-être que le besoin grandissant de commémorer la Révolution neuchâteloise, depuis 1848, vient du fait que la population a l’impression que les valeurs se perdent de plus en plus aujourd’hui. D’ailleurs, dans les premiers articles sur cette commémoration, on insiste très souvent davantage sur les absents à cette commémoration que sur ce qui s’est concrètement passé à celle-ci. Comme si les absents étaient à blâmer car ils ne partageraient pas les valeurs communes du canton ce jour-là. « Il est regrettable que le mauvais temps et l’heure fixée pour la manifestation aient retenu une partie de la population chez elle », peut-on ainsi lire dans un compte-rendu du Courrier de 1923.
Admirablement frénétique
« Le 1er mars des Neuchâtelois de Berne s’est tenu sans conseiller d’état, sans Armes-Réunies, ni orchestre. Ce n’est cependant pas qu’on n’en ait pas désiré », peut-on encore lire. à l’inverse, l’enthousiasme du vocabulaire utilisé pour qualifier les personnes ayant participé à la commémoration est sans limites positives. « Un discours admirablement écrit », « d’utiles leçons de civisme », « vrai patriotisme », « applaudi frénétiquement » ou encore « les organisateurs du 1er mars radical de Couvet ont bien fait les choses ». Il valait donc mieux « marcher droit » !
Kevin Vaucher