Qui es-tu étrangère ?
Une étrangère s’est installée dans le village de Môtiers depuis le 20 juin. Il se murmure qu’elle serait arrivée seule sans connaître personne. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que veut-elle ? à quoi ressemble-t-elle et surtout comment s’intègre-t-elle ? Le mystère plane sur le numéro 2 de la rue Rousseau où la jeune trentenaire a pris ses quartiers. Le Courrier a sorti son ciré noir pour mener l’enquête incognito.
En effet, il vaut mieux rester discret dans ce genre de dossier faisant intervenir une personne « hors-sol » en plein centre de Môtiers. Dois-je vous rappeler comment avait été accueilli Jean-Jacques Rousseau il y a quelque 260 ans de cela ? Arrivé tout heureux dans le village en 1762, il était reparti tout peureux sous les pierres et chassé par les habitants trois ans plus tard. Sa présence et ses idées progressistes n’étant pas du goût de tout le monde. Mais attendez, la nouvelle étrangère de Môtiers n’habite-t-elle pas dans la même demeure ? Serait-ce un simple et surprenant hasard ?
« Ceux qui ont sonné sont les plus surpris »
Je ne crois pas et les premiers éléments que j’ai récoltés confirment nos craintes initiales. Bien qu’elle parle français avec assurance, son accent cache mal le fait qu’elle vienne de loin. Serait-ce un coup des Chinois, des Russes ou pire… des Américains ? Prévoient-ils d’installer une base militaire aux Verrières afin d’envahir la France ou alors est-ce en lien avec l’installation prochaine d’une antenne 5G à Buttes ? La parole est à la défense :
Je m’appelle Martina et je ne suis que de passage en Suisse et à Môtiers.
Ça se confirme, elle n’est que de passage, elle prépare quelque chose c’est sûr !
Absolument, je suis ici à la demande d’une entité étrangère. Celle de l’artiste Florence Jung.
On y voit déjà un peu plus clair, essayons d’en savoir un peu plus.
Ma mission est simple. Je dois habiter à la rue Rousseau durant les trois mois de l’exposition Art en plein air. Les visiteurs peuvent sonner à la porte et si je suis là alors j’ouvre la fenêtre et la discussion s’engage. Le plus souvent ce sont ceux qui ont sonné les plus surpris. Ils me voient arriver et ils se demandent pourquoi ils ont fait ça finalement. Qu’ont-ils à me dire ? C’est plutôt amusant et je désamorce rapidement le début de malaise s’il y en a un. La question qui revient le plus souvent en premier c’est qu’avez-vous à me dire ou quel est le concept de l’œuvre ?
Le « rapport de force » habituel s’inverse donc puisque les visiteurs ne sonnent pas pour dire quelque chose à Martina mais ils attendent des explications de sa part. De l’art par l’absurde et de l’art participatif !
« Je prends des notes sur ce que je vis »
Pouvez-vous vraiment croire à ça vous ?
Les gens sont rassurés de m’entendre parler français. Je l’ai appris au lycée et j’ai grandi en partie en France même si je suis d’origine tchèque. Je le précise parce que certains me trouvent un accent canadien.
Quel imbroglio, elle cherche à brouiller les pistes sûrement ! Et comment s’est-elle retrouvée dans la peau de la 820e habitante de Môtiers (comme on l’appelle) ?
Je suis tombée sur une annonce de Florence Jung expliquant son projet. Elle cherchait quelqu’un pour venir vivre trois mois en Suisse, y’a pire non ?
L’énergique trentenaire est elle aussi dans le milieu artistique et dans celui de la danse où elle a d’ailleurs quelques projets à venir. Mais pas en Suisse puisqu’elle devra repartir le 20 septembre au terme de l’exposition Art en plein air.
À la moitié de l’expérience, je suis très heureuse car tout se passe très bien. Les gens sont sympas et je ne comprends pas pourquoi on dit parfois que les Suisses n’aiment pas les étrangers. D’ailleurs, c’est ça l’œuvre de Florence, à savoir comment une étrangère est accueillie dans un milieu qui lui est totalement inconnu. C’est comme le début d’un roman et les différents chapitres s’écrivent durant ces trois mois. D’ailleurs, je prends régulièrement des notes sur ce que je vis. Je ne sais pas encore vraiment pourquoi et si cela va me servir mais ça me permet de garder une trace physique de cette expérience assez incroyable.
Dans la peau de Rousseau
Martina connaît évidemment la grande histoire qui fait écho à la sienne avec la fin de séjour mouvementée de Jean-Jacques Rousseau sur les terres du Vallon.
J’espère que je ne partirai pas sous les jets de pierres,
se marre-t-elle.
Après, je dois dire que j’évite de faire trop parler de moi, j’aime bien cultiver le mystère autour de ma présence ici. D’ailleurs, l’artiste ne souhaite pas que les visiteurs me photographient ni que des images de l’appartement de la rue Rousseau ne circulent. L’œuvre ce n’est pas moi mais tout ce qui se crée autour de la présence de cette étrangère à Môtiers.
Si elle doit respecter certains principes évidents comme le fait de ne pas partir en vacances à l’autre bout de la Suisse, elle reste néanmoins extrêmement libre de ses mouvements.
Je ne suis pas un coucou suisse qui sort la tête de la fenêtre dès que quelqu’un appuie sur la sonnette. Je vis et je sors un peu de mon « repère » de temps en temps car des fois ça n’arrête pas de sonner. Ça dépend des jours et de la météo mais c’est assez intense. Je recharge les batteries très souvent dans toutes ces splendides forêts de la région et ça crée un bon équilibre.
C’est probablement pour ça qu’elle accueille toujours ses visiteurs avec un grand sourire. Et elle n’hésite pas à leur poser des questions aussi pour en apprendre davantage sur son environnement. Un vrai échange se crée et elle n’est plus tout à fait une étrangère pour une partie des Vallonniers. L’enquête peut donc s’arrêter là, fausse alerte ! à moins que ce soit une couverture pour se protéger des pierres môtisannes dont la réputation n’est plus à faire ? Restons sur nos gardes !
Kevin Vaucher