Un cercle vicieux ?
À l’heure où la campagne pour les élections communales 2024 bat son plein, le Courrier du Val-de-Travers hebdo se penche sur la façon de faire de la politique à travers les âges. Aujourd’hui, chaque parti tente de surprendre et d’aller à la rencontre du peuple de façon à interpeller. Pendant que certains affrètent un train pour aller de village en village, d’autres convient la population à des torrées ou lui offrent une séance de cinéma. Autant de façons différentes de faire parler de son camp politique et de ses idées. À l’époque, tout n’était encore de loin pas aussi développé et les « affaires publiques » se discutaient surtout à huis clos. Les cercles occupaient une place de choix dans l’échange des opinions. Coup de projecteur !
Les cercles ont été mis à la mode durant le milieu du 18e siècle, c’est-à-dire peu après l’apparition des premiers journaux. S’ils ont surtout germé en France voisine, ils ont également pris de l’ampleur dans le canton de Neuchâtel à partir du siècle suivant. On pouvait y lire la feuille d’avis mais on s’y rencontrait surtout pour parler affaires et politique. Leur statut d’établissements privés leur permettaient d’échapper aux horaires de fermeture des cafés et ils pouvaient rester ouverts jusqu’à 4 heures du matin. Ce qui a donné lieu à de multiples dérives et largement contribué à leur réputation parfois sulfureuse.
18 tenanciers en 68 ans
Le cas du Cercle populaire de Buttes est en cela un des meilleurs exemples. Ouvert en 1908 par les radicaux du village, c’était d’abord le point de chute des membres du parti.
Sa vie s’est ensuite étalée sur 68 ans d’existence, avec pas moins de dix-huit tenanciers à s’y succéder. Le dernier d’entre eux, Charles Zaugg, a déplacé le Cercle populaire de l’extrémité Est de la Vy Saulnier jusqu’à la maison voisine, sise à la rue du Ruisseau 9. Nous étions en 1948 et le cercle a perduré jusqu’en 1976. Il était l’un des derniers établissements du genre sur le territoire cantonal. Cette grande maison est très ancienne et constitue probablement l’une des plus vieilles de Buttes puisqu’elle avait échappé au grand incendie de 1864.
Interdiction du Conseil d’état
Mais c’est davantage pour ses nuits agitées que pour sa beauté que la bâtisse a fait parler d’elle. Ainsi, dans son ouvrage « Le temps des derniers cercles », Jean-Bernard Vuillème n’hésite pas à utiliser ces mots : « à parcourir les dossiers du Département de police et de la Préfecture…, il semble que la fièvre des vendredis et samedis soir ait atteint des sommets dans les années 1960… Lourd parmi les plus lourds, le dossier du Cercle populaire de Buttes ne manque pas d’intérêt. » Son passif était tellement lourd que le Conseil d’état lui-même a interdit sa réouverture lorsqu’une tentative en ce sens avait été initiée en 1982. Qu’avait-il bien pu s’y passer pour susciter pareille crainte ?
Jusqu’au Tribunal fédéral
Bien qu’ouvert par des membres du Parti radical, l’établissement a vu sa clientèle s’étendre largement au fil des ans. On y venait de tout le Val-de-Travers et de la région de Sainte-Croix. Les dérives n’ont pas tardé à arriver également. C’est d’ailleurs l’un des rares cas de figure où le Conseil d’état (encore lui) ne s’est pas contenté d’avertissements. Il a décidé de prendre des mesures répressives pour tenter de contenir « l’hémorragie ». En 1958, il ordonna par exemple que le Cercle populaire ferme ses portes en même temps que les autres cafés du village. Terminé le régime d’exception ! Le cercle a fait appel de cette décision et l’affaire est remontée jusqu’au Tribunal fédéral qui a finalement confirmé la sanction. Avant cette décision, il aura fallu bien des plaintes, bien des lettres et bien quelques drames pour que le gouvernement se décide à serrer fermement la vis.
L’accident mortel de 1955
En 1950, la Ligue des femmes abstinentes avait demandé la fermeture de ce lieu mouvementé par exemple. Elle le considérait comme un espace de perdition pour la jeunesse. Le président du Conseil général se faisait quant à lui l’écho de « plaintes de mères et d’épouses ayant signalé que la paie sur laquelle elles comptaient avait été perdue dans ce tripot. » En 1955, deux jeunes gens ressortirent du lieu aux alentours de 5 heures, ivres, et se tuèrent quelques instants plus tard à moto. Beaucoup dénoncèrent alors « des hommes qui ne peuvent plus tenir debout » ainsi qu’une « situation devenue intolérable. » Les cercles ont aujourd’hui disparu mais la situation a-t-elle vraiment évolué ? Ah si, peut-être que les femmes aussi ont aujourd’hui le droit de perdre l’équilibre les vendredis et les samedis soir. L’égalité des genres…
Kevin Vaucher